Sunday, June 26, 2022

Émilie Cauquy: Victorin Jasset (1862–1913) – Le bureau des rêves perdus (Bologna, Il Cinema Ritrovato 2022)


Victorin Jasset: Zigomar, roi des voleurs (FR 1911) with Arquillière as Zigomar (right) and Charles Krauss as Nick Carter (left). Studios Éclair.

Victorin Jasset (1862–1913).

Émilie Cauquy's unabridged French language introduction to the Victorin Jasset retrospective at Il Cinema Ritrovato in Bologna (2022) is published here with the kind permission of the author.

Émilie Cauquy
Victorin Jasset (1862–1913) – Le bureau des rêves perdus
 
Même lorsqu’il a voulu imiter l’ancien monde, nature (ou théâtre), le cinéma a produit des phantasmes. Copiant la terre, il montrait l’astre.
Paul Eluard, Avant propos (in Images du cinéma français, Nicole Vedrès,1945)  
 
" “Nous le devinons plus que nous le connaissons”, dit Henri Langlois, tandis que Francis Lacassin écrit qu’il est “le génie de la lampe” ou Georges Sadoul “une trace semi-effacée”. Une bonne partie de l'œuvre de Jasset reste invisible, destin fatal lié à la funeste conservation de la production des studios Éclair première époque (1908–1918). En 1937, Langlois, au nom de la Cinémathèque française toute jeune de sa première année, accède à un lot de négatifs de la société tombée en faillite depuis avril 1920 : près de 1000 copies et 1700 négatifs peuvent être récupérés in extremis de la fonte, et malgré une négociation coup de maître, hélas, les éléments sont livrés par accoups et en vrac, ce qui pose un problème énorme d’identification et d’acquisition alors qu’il faut choisir vite. Par manque de moyens (30 000 francs), impossible d’acquérir tout le lot. Langlois citera régulièrement cet épisode tragique pour dépeindre l’archiviste en quête perpétuelle pour exercer sa mission de sauvetage d’un art en péril. C’est donc un miracle si nous pouvons voir aujourd’hui Protéa ou Zigomar contre Nick Carter."

"Déjà en 1937 pour Langlois, Éclair c’est Victorin Jasset, cinéaste mythique, mort prématurément en 1913. La fulgurance de sa carrière dévoile multiples talents et représente absolument la faible et fascinante frontière entre les arts de la scène et le cinéma des premiers temps, art en construction où est autorisé le grand écart entre le détail d’une peinture minutieuse sur éventail et la direction magistrale de plus d’une centaine de mercenaires romains prenant d’assaut Alésia pour une salle de plus de 4000 personnes : Jasset fut donc peintre, dessinateur, affichiste lithographe, créateur de costumes et de décors (premier dessinateur de la maison Landolf), metteur en scène de pantomime, chef de figuration, scénariste, metteur en scène de film (pour Gaumont avec Alice Guy dès 1905-1906, puis Pathé, Eclipse, Lux), et enfin directeur artistique de production pour Éclair. Il fut ainsi un pionnier avec d’excellents hommes de mains comme Georges Hatot ou Samama Chikli, habile auteur d'œuvres insolites, hétérodoxes, inventeur de l’aventure au féminin avec la triomphante Josette Andriot, et plus généralement du film d’action urbain codifié, du genre policier et du format de la série passant du journal à la pellicule, bague de fidélité pour public encore volage. Les lecteurs deviendront des spectateurs. Jasset ou le premier rictus, sadisme et horreur nécrophile comme par accident d’une vapeur de chloroforme, films griffonnés matière à vénération surréaliste, dix ans avant Feuillade, et comme l’écrit Nicole Vedrès, en punaisant Balaoo dans son Images du cinéma français en 1945 et par cette action inscrivant Jasset au mur des Inoubliables : “Tout ce que le théâtre -du moins un théâtre authentique-, tout ce que le roman et même la peinture lui refusaient, le public vint le demander au cinéma. Il avait eu l’absurde et le burlesque. Il lui fallut presque aussitôt le sang, l’horreur et la vraie mort. (...) C’était du crime à peine spectaculaire et presque quotidien, des cadavres auxquels on pouvait croire, des malheurs très possibles, des condamnations à mort, des exécutions capitales. Ils rassasiaient l’homme qui s’arrête dans la rue pour un accident.”

Emilie Cauquy
 
La hantise du relief ou l’art du costume chez Jasset.
Notes pour Le Joueur, La Fleur empoisonnée, Morgan le Pirate, Balaoo
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C’était un type très calé, qui avait un bagage. (...) Il vous faisait des décors avec rien. Quand il drapait une femme, ça avait une allure formidable. Mais, quand il fallait faire jouer les acteurs, il n’y était plus. Nous nous complétions admirablement. Moi, j’avais la compréhension du jeu, et il avait une conception extraordinaire, quand il fallait habiller quelqu’un ou décorer quelque chose : c’était son métier. Jasset avait fait des choses épatantes : les maquettes de Vercingétorix, c’est splendide, de vrais petits chefs-d'œuvre. Ce spectacle-là a été une révélation pour tout le monde. Et si vous aviez vu ses défilés, ses mises en scène : il avait bien conçu quand il avait écrit cette pantomime, ce qu’il devait faire. 1180 personnes sur scène. (...) Jasset, par déformation professionnelle, avait la notion de la décoration, des costumes, des reconstitutions, c’était un malade.
Souvenirs de Georges Hatot recueillis par la Commission de Recherche Historique, sous la direction d’Henri Langlois, 15 mars 1948 (archives de la Cinémathèque française).
 
On évoque souvent le vérisme documentaire, à son insu, des premières vues. En 1910, Jasset fait figure de pionnier naturaliste en alternant décors réels extérieurs et studios, en imposant une grammaire de plans (inserts de plans rapprochés) et de mouvement des appareils (travelling latéral mis au point par Hatot), mais également en soignant ses costumes, l’ensemble au service de l’intensité du film, subtil et populaire à la fois. Le premier maillot noir du cinéma appartient à Protéa et c’est l’habit qui fabrique l’individu à l’écran, qui le codifie, idem pour la cape de Morgan le Pirate ou les pieds nus des gitanes de La Fleur empoisonnée. Dans les Zigomar, Jasset n’hésite pas à montrer le maquillage et le déguisement en temps réel, face caméra, ouvrant la voie à des transformistes de génie comme Lon Chaney. Chez lui, pas d’escamotage ou d’ellipse, Jasset prend soin de signaler trappes et murs pivots, le vieux truc de l’animation image par image permet de citer tendrement un tripot clandestin comme chez Robert Houdin ou des pas au plafond comme par magie chez Méliès. Inversement, Balaoo est présenté tel quel, naturellement singe grimé en homme, ce qui contribue habilement à son originalité. Sa nécro du 27 juin 1913 indique “mais où Jasset sut trouver le filon de ses meilleurs succès, ce fut dans la composition du costume théâtral. Là, sa science impeccable des styles historiques, sa richesse d’invention, sa luxuriante fantaisie trouvèrent un champ dignes d’elles”.
Emilie Cauquy

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AA: I saw the unforgettable Studios Éclair retrospective in 1992 at Le Giornate del Cinema Muto in Pordenone, including an extensive sampling of films directed by Victorin Jasset.

It was amazing to register that one man during a career of just nine years became the pioneer of such fundamental phenomena of the film industry as the serial, the action hero and the action film serial (Nick Carter), the super villain (Zigomar), the superwoman / action heroine (Protéa) and the ape monster film (Balaoo), and equipping films with episode numbers.

Nick Carter was not the screen's first master detective. Sherlock Holmes films had been produced earlier. The killer ape from Edgar Allan Poe's Murders on the Rue Morgue had been introduced on the screen before Balaoo, but Jasset's ape, based on Gaston Leroux, was the first to receive monster star attention. Jasset launched the phenomenon of the creature feature.

Stunning as it was, the Pordenone retrospective was also heart-breaking, because the Studios Éclair legacy turned out to be in a parlous state. Frankly, it was a mess. It still is, but the Bologna 2022 retrospective was also a testimony to the impressive progress of international film reconstruction and restoration during the last 30 years.

In 1992 and again in 2022 it was eye-opening to realize that many of Gaumont's famous characters such as Judex, Fantomas and Irma Vep, directed by Louis Feuillade, had glorious predecessors in Studios Éclair productions directed by Victorin Jasset.

Having seen all these Jasset films I realize that I need to see Feuillade again to make clearer sense of the distinctions. My impression now is that in Jasset's films there may be a more lively charge in the staging of the action. Feuillade's blocking and mise-en-scène is more impressive and his use of locations more uncanny as fantasy figures emerge in real spaces.

A comparison may be impossible because the preservation status of Feuillade is excellent while that of  Jasset is miserable, although miracles have been achieved to enable a viewing experience that is so much superior to that of 30 years ago.

P.S. I don't know if this belongs to the many Éclair firsts, but the earliest fan mail I know is a love letter from a Helsinki woman to Nick Carter on 1 December 1909. It was published in the 1895 journal's fabulous Éclair 19071918 theme issue in Pordenone in 1992.

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