Saturday, April 05, 2025

Fanon


Jean-Claude Barny: Fanon (FR/LU/CA 2024). Alexandre Bouyer (Frantz Fanon).

FR/LU/CA © 2024 – Special Touch Studios – Webspider Productions – Paul Thiltges Distributions – Périphéria Productions Inc.
    Producteurs: Sébastien Onomo (Special Touch Studios), Louise Genis Cosserat (WebSpider Productions), Adrien Chef (Paul Thiltges Distributions), Paul Thiltges (Paul Thiltges Distributions), Yanick Létourneau (Peripheria Films), Producteur exécutif : Habib Attia (Cinetelefilm).
    Réalisateur : Jean-Claude Barny
Scénario : Philippe Bernard, Jean-Claude Barny
Directeur de la photographie : Ariel Méthot
Format : couleur (Fujicolor) — 2.35:1 Panavision — 35 mm
Direction artistique : Ariel Methot-Bellemare
Décors : Audrey Hernu
Costumes : Carmen Di Pinto
Musique : Thibault Kientz-Agyeman, Ludovic Louis - "Clameurs" de Jacques Coursil
Son : Éric Boisteau — son Dolby SR
Montage : Maxime Lahaie
Casting: Sylvie Brocheré
    Distribution
Alexandre Bouyer : Frantz Fanon
Déborah François : Josie Fanon
Stanislas Merhar : le sergent Rolland
Mehdi Senoussi : Hocine
Olivier Gourmet : Darmain
Arthur Dupont : Jacques Azoulay
Salomé Partouche : Alice Cherki
Salem Kali : Abane Ramdane
Sfaya Mbarki : Farida
Nicolas Buchoux : Ferrère
Sfaya Mbarki : Farida
Jamal Madani, Moncef Ajengui, Khaled Brahmi.
    Loc: Algeria, Martinique.
    Langue de tournage : Français
    Genre : drame biographique
    Durée : 133 minutes
    Société de distribution : Eurozoom
    Date de sortie : France : 2 avril 2025
    Vu samedi, le 5 avril 2025 UGC Ciné Cité Les Halles, Salle 10, Pl. de la Rotonde Forum des Halles, accès Porte du Jour, M° Les Halles, Ligne 4, Paris 1er  

Unifrance: " Frantz Fanon has just been appointed chief medical officer at the psychiatric hospital of Blida, in Algeria. Very soon, the innovative methods and the humanistic treatment he gives to Algerian patients attracts him the wrath of his colleagues and the director of the institution. However, Frantz Fanon is not a man who lets be stepped on. His determination and his ideas generates interest of FLN and his leader Abane Ramdane, who offers to join the cause. In a context where tensions between the French army and FLN are becoming increasingly evident, Frantz Fanon sounds like a traitor. With his wife Josie, they are caught in a vortex of violence which lead them to take up the cause for the Independence of Algeria.  "

Wikipédia: " Fanon est un film franco-québéco-luxembourgeois réalisé par Jean-Claude Barny et sorti en 2025. Il s'agit d'un film biographique sur le psychiatre, militant anticolonialisme et intellectuel Frantz Fanon, originaire de la Martinique. "

Synopsis (Wikipédia): " 1953. Originaire de la Martinique, le psychiatre français Frantz Fanon est nommé chef d'une division de l'hôpital psychiatrique de Blida en Algérie, dans un contexte de colonisation. Il va y introduit des méthodes très modernes comme la sociothérapie ou psychothérapie institutionnelle, qu'il adapte à la culture des patients musulmans algériens. Ses idées vont cependant s'opposer aux thèses racistes de l'École algérienne de psychiatrie d'Antoine Porot. "

Présentation officielle: " Frantz Fanon, un psychiatre français originaire de la Martinique vient d'être nommé chef de service à l'hôpital psychiatrique de Blida en Algérie. Ses méthodes contrastent avec celles des autres médecins dans un contexte de colonisation. "

" Très tôt dans sa jeunesse et dans sa carrière de cinéaste, Jean-Claude Barny a su qu'il allait dédier un film au psychiatre et écrivain Franz Fanon. « Par une sorte de prémonition, je sentais l’histoire se répéter et je voyais mon histoire de Guadeloupéen se répéter avec les Maghrébins de France », explique le cinéaste, qui présente Fanon. Il précise : « C’est lorsque j’ai senti le vent tourner ici, que j’ai compris que le film devait se faire en Algérie, là où le colonialisme a été le plus barbare et destructeur.  J’espère avoir réussi à montrer de façon quasi pédagogique les rapports que les Français entretenaient avec leurs anciennes colonies. » "

From promotional materials: " Un biopic d'une intensité rare qui retranscrit à merveille la pensée de Frantz Fanon, un acteur principal charismatique, sans oublier une esthétique et une musique agréable. Un beau film d'auteur. "

" Avec ce long métrage consacré à Frantz Fanon, Jean-Claude Barny éclaire, de façon édifiante, l’itinéraire humain, psychologique et politique d’un des plus grands penseurs et militants anticolonialistes du XXᵉ siècle. Sous le biopic, un vibrant questionnement sur la liberté et la haine. "

" C'est le regard de l'autre qui fait le juif, le noir et le fou. "
"It is the gaze of the Other which makes the Jew, the Black and the madman."

AA: I have been aware of Frantz Fanon since 1970, when Les Damnés de la terre / The Wretched of the Earth (FR 1961), complete with the introduction by Jean-Paul Sartre, was published in Finnish as Sorron yöstä, translated by Hilkka Mäki. I still possess my copy from that year. 

Fanon's first major work, Peau noire, masques blancs / Black Skin, White Masks (FR 1952) has not been translated into Finnish, and I have never read it, but Jean-Claude Barny's dignified biographical drama reminds me to fix the matter as soon as possible.

Fanon the movie can characterized as the journey from Black Skin, White Masks to The Wretched of the Earth. It is the story of the genesis of the latter book.

It starts with a flashback to a childhood memory on the Martinique, when the child Frantz is attacked by a giant Caribbean hermit crab, his face scarred for life.

As a young man Fanon joined the French resistance (shades of Howard Hawks's adaptation of To Have and Have Not for a film buff), but was shocked to confront racism almost as rampant as on the Nazi side.

The main action starts in 1953 when Frantz Fanon, MD, is appointed chef de service at the Blida-Joinville Psychiatric Hospital in Algeria. He instantly liberates inmates from chains and brings them from the cells to the sunlit hospital yard. He also wins the respect of the population with his surgical skills. Instead of dehumanization he pursues sociotherapy and institutional psychotherapy. There is a clash with the Algerian school of psychiatry by Antoine Porot.

These are the last decades of traditional colonialism, and in Algeria it is at its most barbaric and destructive. Fanon as a civil servant of the French government finds himself in an extremely conflicted position. Gradually he approaches the Front de Libération Nationale (FLN). He is being spied on and his home and office are ransacked by special forces, but as a doctor he is impartial and respects the Hippocratic Oath.

One of his patients is an expert of torture and settler violence, Sergeant Rolland (Stanislas Merhar whom I remember from another colonial saga, Chantal Akerman's Joseph Conrad film adaptation La Folie Almayer, with Merhar as Kaspar Almayer), whose mental balance has been disturbed, but Fanon steers him back to health again.

Finally in 1956 he submits his letter of resignation and moves to Tunis. Fighting leukemia, he dictates The Wretched of the Earth, which is published posthumously in 1961.

Alexandre Bouyer as Frantz Fanon and Déborah François as Josie Fanon impress with their charisma and silent dignity.

The Fanon story is extremely dramatic, but Jean-Claude Barny's approach is extremely anti-dramatic. He trusts in the inherent power of his subject too much.
...
FANON : DOSSIER DE PRESSE : ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE BARNY. Propos recueillis par Nadia Meflah.

À quel moment avez-vous rencontré l’œuvre de Frantz Fanon ?

J’ai vécu dans une cité du Val d’Oise, et plus précisément à la dalle d’Argenteuil. Adolescent, comme pas mal de gamins, j’étais fasciné par le cinéma et les séries populaires, que ce soit Les Mystères de l’Ouest ou Bonanzaï. Mais je me suis retrouvé assez rapidement frustré lorsque j’ai réalisé l’écart entre ce qui m’était proposé comme récit et ce que je vivais. Il me manquait des outils pour comprendre le monde. Cette culture populaire dans laquelle je baignais ne me suffisait plus pour me construire.

C’est une situation assez schizophrénique car cette culture générale que j’appréciais m’enfermait dans une fausse réalité, illusoire. Autour de moi, tous mes potes avaient vraiment quelque chose de fort à opposer à l’assimilation, ils avaient une identité à raconter, que ce soit mes amis maghrébins, italiens juifs, tous pouvaient s’identifier à une histoire, aussi douloureuse soit-elle. 

Contrairement à mes camarades, je n’avais rien à raconter, notre identité antillaise était totalement effacée dans les années soixante-dix, même si ma mère, comme toute mère antillaise, refusait l’assimilation, elle rejetait l’effacement de notre culture. C’est là que j’ai commencé à fréquenter la bibliothèque municipale Robert Desnos d’Argenteuil. Outre les livres qui me racontaient l’histoire de France, notamment ce livre que j’adorais La grande histoire française, j’ai aussi dévoré toute la littérature militante, afro, que ce soit Chester Himes, James Baldwin, et bien sûr Frantz Fanon. Il faut savoir que la ville d’Argenteuil était connue pour être un concentré de culture subversive. Lorsque je suis tombé sur le livre Peau noire, masques blancs, ce fut une sacrée claque. Cette lecture fondamentale m’a fait comprendre que je ne pouvais pas construire ma dignité avec ce qui m’était proposé à l’époque. Je me sentais parfois trop embarqué par les histoires de mes potes, sans que je puisse moi-même être complémentaires avec eux.

J’avais 15 ans en 1980, et je dois ajouter que la découverte de Fanon a coïncidé avec celle de la musique noire. Cette musique afro était fédératrice pour tout le monde dans les quartiers populaires, la soul et le funk accueillent celles et ceux qui ne se retrouvaient pas dans la variété française, comme Michel Sardou ou Sylvie Vartan. Cette musique a été le marchepied de tous les jeunes des banlieues. Et plus le contexte social s’est durci, plus cette musique noire s’est renforcée dans le combat. Alors que le cinéma français était encore vraiment loin de ces réalités urbaines, sociales et politiques. 

Comment expliquez-vous que vous soyez le premier cinéaste français à réaliser une fiction sur Frantz Fanon ?

Par une sorte de prémonition, je sentais l’histoire se répéter et je voyais mon histoire de Guadeloupéen se répéter avec les Maghrébins de France. Lorsque j’ai réalisé NÈG MARON, je voulais arrêter les caricatures et préjugés racistes à l’encontre des Antillais. J’ai toujours su que j’allais un jour faire un film sur Frantz Fanon, où et comment, je ne savais pas encore. C’est lorsque j’ai senti le vent tourner ici, que j’ai compris que le film devait se faire en Algérie, là où le colonialisme a été le plus barbare et destructeur.

J’espère avoir réussi à montrer de façon quasi pédagogique les rapports que les Français entretenaient avec leurs anciennes colonies. Et pour comprendre ce qui se joue actuellement en France, je devais aller à la source. 

Quels liens avez-vous avec l’Algérie ?

Ma génération était prise en étau, soit nous étions du côté des français qui refusaient la diversité de la société, soit nous étions solidaires de toutes les communautés et plus particulièrement celle du Maghreb. Il faut dire que j’étais fasciné par l’histoire de l’Algérie, du parcours du peuple algérien et de sa trajectoire pour accéder à son indépendance. Et moi, issu d’un peuple colonisé qui n’a pas réussi à arracher son indépendance, malgré ses luttes, j’ai trouvé ma colonne vertébrale avec l’Algérie. Les anciens colonisés incarnent l’histoire de la dignité humaine. Pour ma génération qui vivait dans les banlieues, l’Algérie représentait cette dignité. La dignité du combat, de l’indépendance, de la résistance. C’était beaucoup plus facile pour moi de prendre ce chemin auprès de mes potes d’origine algérienne. C’était une véritable ressource qui m’a permis ensuite de me relier à mes origines. Ce cheminement, aussi personnel qu’il soit, était vécu et partagé aussi bien par certains leaders de ma communauté antillaise, que les Black Panthers pour ne citer que cet exemple. Dans les années soixante et soixante-dix, la grande majorité des combattants anticoloniaux ont trouvé refuge à Alger. 

J’ai été plusieurs fois en Algérie, notamment à Blida, pour la préparation du film. Une fois là-bas, je me sentais chez moi. C’était très fort ce que je vivais, je sentais énormément l’histoire du pays, tout comme sa culture ouverte et généreuse. Je ne me sentais ni en décalage ni touriste, au contraire j’étais très à l’aise. Si le film n’a pas pu se faire en Algérie, ce n’était pas pour des raisons politiques, mais pour des questions de calendrier et d’assurance, il ne fallait plus retarder le tournage. Nous avons donc tourné le film en Tunisie, cela me semblait assez légitime aussi car, outre le soutien de la Tunisie pour l’indépendance de l’Algérie, le pays a aussi accueilli le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne qui avait son siège à Tunis de 1960 à 1962. Il faut aussi savoir que l’architecture en Tunisie était coloniale, comme en Algérie, et comme dans tout pays africain colonisé.

Quels matériaux avez-vous utilisé pour l’écriture du scénario ?

Le film raconte la construction de son livre Les Damnés de la terre, et le plus dur a été de rendre vivant un matériau intellectuel. C’était un travail en binôme avec mon scénariste Philippe Bernard, qui à mon sens est un des plus grands scénaristes. Cela fait une quinzaine d’années qu’on travaille ensemble. Pour tout scénario, il s’occupe de la structure et ensuite c’est un travail d’aller-retour entre nous, où sa rigueur nous permet aussi beaucoup d’audace, il réussit à ce que ma mise en scène existe dès ce stade de l’écriture. Les scénarios sont toujours si bien écrits, jusqu’à l’odeur qui règne dans la pièce.

Vous avez composé un casting éclectique avec notamment Alexandre Bouyer, une révélation

L’écriture du scénario a nourri le choix du casting, car j’avais confiance dans le fait que j’allais trouver celui qui incarnerait Fanon. Il n’y avait aucun acteur Noir que mon producteur et moi avions identifié qui correspondait à mon univers cinématographique. La complexité du personnage exigeait de trouver un acteur sur lequel il n’y avait aucune projection. Il y a si peu d’archives sur Frantz Fanon que je devais tout construire avec mon acteur. Alexandre Bouyer a un talent plus qu’indéniable, et avec ma directrice de casting Sylvie Brocheré, nous étions très à l’aise pour proposer à des acteurs de premier de plan de venir rejoindre la distribution. Tous les acteurs étaient à l’endroit où ils étaient. Pour Alexandre Bouyer, il faut le dire très franchement, il est charismatique pour le milieu du cinéma français. Il ne correspond pas aux critères qu’on attend en France d’un acteur Noir. Et comme il n’y a pas de premier rôle écrit pour lui, il est sous-employé. Fanon est son premier grand rôle au cinéma, Alexandre Bouyer est le futur du cinéma français. Enfin un acteur Noir qui ne se mime pas ! Alexandre n’a rien à prouver, il est là juste pour l’amour du jeu. Je pense que les spectateurs vont l’aimer car c’est un acteur qui aime son travail. 

Vous avez aussi travaillé avec des acteurs non professionnels, et dans plusieurs langues.

Oui, avec notamment ceux qui interprètent les malades algériens de l’hôpital de Blida. Il y a différents niveaux et de cultures de jeu à l’intérieur du film, j’ai privilégié l’authenticité, j’ai laissé les comédiens jouer là où ils étaient bons. Tous venaient de parcours différents. Pour les quinze hommes qui interprétaient les internés algériens, tous avaient une fragilité. Deux semaines avant le tournage, j’ai travaillé avec chacun d’entre eux, en leur expliquant l’histoire du personnage. Dès qu’ils entraient sur le tournage, ils étaient déjà dans leurs rôles, je savais que je pouvais les laisser vivre avec ce qui se passait dans le plan. Chaque fois qu’on était dans l’hôpital, je peux dire qu’on était dans la vérité, celle qui leur appartenait car chacun des hommes jouait avec sa propre blessure et vulnérabilité. Avec Mehdi Senoussi qui joue Hocine, l’acolyte de Fanon, c’était incroyable. Mehdi Senoussi est d’origine algérienne, tout comme Salem Kali (Abane Ramdane). Tout deux étaient déterminés à rendre le plus crédible possible leurs personnages, surtout dans ce contexte historique. Le tournage a duré sept semaines, pour trois heures de film qu’on a ramené à deux heures dix. Je tenais à rendre hommage au peuple algérien en filmant son enterrement avec ses chants qui montent, une langue poétique dont l’importance est parfois négligée. J’invite le spectateur à écouter ces sourates d’apaisement et de compassion. Le premier plan s’ouvre en Martinique et se termine en Algérie. Il est né quelque part et mort quelque part.

Outre les malades algériens de l’hôpital psychiatrique de Blida, Fanon recueille un jeune garçon qui, après avoir assisté à l’exécution de sa famille, cause la mort de son camarade

C’est en relisant avec Philippe Bernard, mon scénariste, Les Damnés de la terre de Frantz Fanon que j’ai découvert cette histoire. Cet enfant nous renvoie à nous même, face à toute violence subie. Quand tu reçois constamment des discriminations en pleine figure, soit tu t’en prends à toi-même, soit à ceux qui t’entourent. La société est responsable de cette fabrication de la haine dans laquelle ce jeune garçon a été submergé. Il en va de notre responsabilité de comprendre les mécanismes de la violence, et de revenir à l’origine de chaque traumatisme que nous avons connu. C’est un acteur extraordinaire qui interprète ce rôle, Ahmed Kaak, qui a proposé une véritable réincarnation. Au mot action, il est tellement habité, il est le personnage principal. Et dès que la scène était finie, il pouvait sourire et retrouver son ingénuité, il retrouvait instantanément son innocence. C’était assez perturbant d’assister à cette métamorphose. Ses scènes étaient dures, il nous a permis de comprendre ce que nous étions capable de franchir pour abandonner notre humanité. 

Si Fanon n’arrive pas à sauver cet enfant, il réussit avec le personnage incarné par Stanislas Merhar, un soldat français tortionnaire.

C’est le personnage qu’on a le moins envie de sauver, et pourtant le choix que j’ai fait est de ne pas céder à la barbarie qui peut se nicher en nous. Je dois dire que lorsque j’ai rencontré Stanislas Merhar, je ne connaissais rien de lui, je n’avais vu aucun des films importants dans lesquels il avait joué. La directrice de casting m’avait alerté, « tu verras, c’est vraiment un mec incroyable ! » J’espère toujours être un homme qu’on peut séduire. Ne pas le connaître en tant que professionnel reconnu ne m’a pas dérangé, car j’ai immédiatement été séduit par la personne que j’avais devant moi. Il est venu en me disant que le scénario lui plaisait vraiment, mais que le personnage de Roland était très complexe, rempli de nuances. En l’écoutant, je sentais qu’il avait déjà compris son personnage. Stanislas avait saisi toutes les subtilités de Roland. Ce qui m’a convaincu de travailler avec lui, c’est qu’il proposait une autre approche, une autre façon de travailler avec un acteur. Ce qu’il a fait avec le personnage de Roland est fascinant. Il a pu emmener le film et le personnage à un endroit inconnu pour moi. C’était un travail de laboratoire dans lequel nous étions tous engagés, avec beaucoup de probité. Personne n’avait envie de lâcher prise, l’enjeu était important. Déborah François est venue sur ce projet, portée par ses 
convictions. Elle a été touchée par le destin de Josie Fanon, à savoir une femme qui a su transgresser les valeurs rétrogrades de son époque, et s’affirmer dans ses luttes. Déborah est une actrice qui ressent tout avec intensité, elle joue avec tout ce que peut lui donner le plateau, la lumière, le cadre, le décor, les costumes. C’est un talent naturel qui lui permet de ne rien laisser au hasard. Elle tourne depuis ses quinze ans, elle oue avec une fluidité impressionnante, et lorsqu’elle dit le texte, c’est comme si elle composait une mélodie, en utilisant toutes les touches de piano.

Le film se situe entre 1953 et fin 1961, et met en scène une figure importante du Front de Libération Nationale et ami de Fanon, Abane Ramdane, assassiné par ses pairs. Le prix à payer pour la liberté est très aigu, ce qu’expérimente aussi Fanon...

Ma génération connaît le prix à payer. Il est légitime que nous puissions montrer que nous sommes dignes, quel que soit le prix à payer, et sans compromission. Choisir le personnage de Abane Ramdane, c’est rappeler ce lourd tribut, combien toute lutte pour l’indépendance et la démocratie est un combat perpétuel.

Vous abordez la question de l’aliénation sous différents angles, et notamment avec une scène de dialogue entre Fanon et son jeune collègue « c’est le regard de l’autre qui fait le juif, le noir et le fou », le fou étant ici l’Algérien.

Nous ne sommes pas véritablement sortis du colonialisme, que ce soit dans la médecine ou dans l’ensemble de la société. L’œuvre de Frantz Fanon est unique car il a réussi à pointer du doigts les contradictions de la société française. Notamment sur le racisme systémique. Ce n’est pas l’individu qu’il remet en cause, mais les structures de la société qui conditionnent chacun à devenir raciste. Moi-même, j’ai eu à me défaire d’un regard orienté, pour m’affranchir de tout conditionnement. 

Issu de la cité, j’aurai pu faire un film aliénant, facile celui qu’on attendait de moi. C’est en regardant les films des autres que je me suis senti en opposition. Le danger pour moi a toujours été d’être l’aliéné dans le regard de l’autre. Avec ce film, j’ai voulu sortir de toute récupération identitaire pour m’affranchir et permettre à tout le monde de faire ce chemin. C’est véritablement Fanon qui m’a tout appris. Et c’est toujours de l’endroit où je parle qui m’importe, cette question est essentielle pour moi, celle du regard et de la légitimité de ce regard. 

La bande originale est très belle, avec notamment Clameurs de Jacques Coursil

Thibault Kientz-Agyeman avec qui j’avais déjà travaillé sur mon film LE GANG DES ANTILLAIS, est à la musique ce qu’est Géo Trouvetou à la science. Son travail était de retrouver les sons de l’époque, afin de rester fidèle, tout en me proposant une création originale. C’est un talent capable de composer avec authenticité une musique totalement différente à sa culture. J’ai aussi invité le musicien martiniquais Ludovic Louis, nous avions comme référence la musique de Miles Davis pour ASCENSEUR POUR L’ÉCHAFAUD (Louis Malle) à savoir des respirations haletantes, des sonorités organiques qui touchent à la psyché. Il avait le défi de faire exister Fanon par la trompette, qui devait refléter toutes les émotions que Fanon vivait. La rencontre entre ces deux musiciens s’est nouée dans une belle complicité musicale, ils ont composé une bande musicale vraiment originale, où le Oud se mêle au Jazz. Jacques Coursil a été ma ligne de référence pour ce film. Dans son album Clameurs, il rend hommage à Frantz Fanon, ainsi qu’à Édouard Glissant, deux auteurs martiniquais comme lui.

Le film a une structure narrative classique avec des ruptures de ton et de rythme, incluant des éléments fantastiques.

Cela fait longtemps que je cherche, j’ai essayé d’inclure des ruptures avec NÈG MARON et je pense qu’enfin ici j’ai réussi à mélanger les genres. J’aime le grand cinéma populaire pour ça, qui sait faire du genre tout en étant dans une recherche plus personnelle. C’est là où Sébastien Onomo le producteur m’a fait avancer, je voulais réfléchir à ce que ma créolité pouvait me donner en termes d’écriture cinématographique. Mon cinéma reflète ce que je suis, un mélange de tout ce qui me constitue, d’où ce choix de casting, comme le montage qui fait des ruptures temporelles tout en suivant une trame, celle de l’engagement de Fanon.

Propos recueillis par Nadia Meflah

No comments: